GLB: Vous expliquez au début de votre essai que l’originalité de l’œuvre fondanienne consiste à répondre au mal des fantômes non seulement négativement, par une subversion des systèmes philosophiques (dans la lignée de Jules de Gaultier et de Chestov) mais aussi positivement, par ce que vous appelez des attestations existentielles : œuvres poétiques, cinématographiques, théâtrales. Vous évoquez quelques pages plus loin « la conscience honteuse du poète », de penseurs refoulant les évidences poétiques par peur de la vindicte culpabilisatrice de la raison. Benjamin Fondane ne représente-t-il pas un rare cas de philosophe-poète accompli?
O S-F: Oui. Fondane, à la différence de Chestov, est poète. C’est une des rares œuvres polyvalente du XXe siècle, avec des articles de critique littéraire, des essais de poétique, du théâtre, du cinéma, des textes philosophiques sur Husserl ou Heidegger, sur la logique ou encore sur l’ethnologie. Alors que Chestov s’efface derrière une argumentation subtile et impersonnelle, Fondane est un créateur qui produit des pièces de théâtre telles que Le Festin de Balthazar ou Philoctète, des films comme Tararira en 1936. Nous avons organisé l’année dernière avec Liliane Meffre deux jours de discussion à l’Université de Bourgogne autour d’un rapprochement de Carl Einstein et de Benjamin Fondane, ces deux philosophes, ces deux poètes morts tragiquement à cause du nazisme, pour comparer leurs œuvres polyvalentes, ouvertes sur les arts plastiques, le cinéma, l’ethnologie...et un volume a été publié. Car pour Fondane, un lieu d’attestation existentielle est possible dans la création poétique. Mais elle porte trace des luttes et des déchirements qui l’ont traversées. La voix fondanienne est un centre bouillonnant, une crise perpétuelle, un lieu de révolte qui heurte les vers libres ou rythmés et qui témoigne dans l’urgence. J’ai voulu montrer dans mon livre que son cosmos poétique correspond à la subversion du rationalisme, et à un monde libéré, fluvial, où le moi n’est plus limité à un centre égologique, cartésien, mais explose en une multitude d’instincts, d’affects et d’actes de langage. D’où la fascination pour l’océan, qui brise les formes, disjoint les figures stables, et nous introduit dans un univers qualitatif, intensif, de forces et de soifs déchirantes. Mouvements, errances, perte, nostalgie et révolte, ce monde est vraiment catastrophique, il « coule » comme le Titanic et il coule comme un monde héraclitéen. D’autre part, le poème répond aux essais de poétique. A côté de moments de grâce extrême, de grandes beautés du verbe poétique, il y a des cris, des dissonances, des exclamations, des sanglots, bref tout un excès baroque qui vient rappeler que le monde réel ne réside pas dans un enchantement esthétique. Cela effraya un peu à l’époque ses contemporains, pour lesquels la poésie devait chanter, et non crier. Ses essais sur la conscience honteuse du poète furent dirigés en réalité contre un livre néopositiviste du jeune Roger Caillois, Procès intellectuel de l’art. Fondane en réalité réagit pour défendre l’autonomie vivante, intérieure, de la poésie contre les aliénations de toutes sortes qui pourraient la surveiller, la contrôler, la remettre dans le rang pour des raisons de conformité morale ou sociale. Nous trouvons là l’ébauche d’une analyse des contrôles insidieux de la culture, des attentes sociales d’une époque donnée, qui pèsent sur la compréhension de soi et sur son jaillissement poétique. Fondane se fera jusqu’au bout le défenseur du droit à l’irrationnel poétique, à l’ivresse divine de la Pythie opposée au charme maîtrisé d’une belle création finie, quitte à revenir sans cesse sur ses textes palimpsestes pour les corriger en faveur de cette veine irrationnelle surveillée par la raison. Lorsqu’on relit les poètes du Grand Jeu, qui ont été enfin admis dans le temple éditorial de Gallimard, on comprend mieux cette génération assez tragique…Pensez à Artaud, à Roger Gilbert Lecomte, à Daumal, à Krémer ou même à Yvan Goll. Aujourd’hui, nous avons la chance de pouvoir les lire, de ressaisir leur force, pour, je l’espère, nous inciter à être nous-mêmes avec la même obstination et le même courage. Fondane vit dans l’intranquillité permanente. Ses carnets de guerre inédits sont très instructifs à cet égard car ils révèlent une âme en mouvement perpétuel, instable, vivante, mobile, inquiète. Les questions fusent, se heurtent, se combattent sans cesse. Ces philosophes-poètes, déliés des contraintes institutionnelles de l’Université, ont souvent une lucidité et une sincérité redoutables. Ils disent, parfois naïvement, ce que des codes du discours critique et des règles de déférence sociale empêchaient d’exprimer. Lorsqu’on lit les chroniques de la philosophie vivante de Fondane aux Cahiers du Sud sur Husserl, Bachelard, Bergson, Heidegger ou Jean Wahl, Caillois, on est stupéfait de son audace et de son ironie. Lorsque Albert Camus a attaqué Chestov dans Le Mythe de Sisyphe, Fondane eut le temps de défendre son maître dans Le Lundi existentiel et le Dimanche de l’histoire, publié de façon posthume, avec une ironie terrible sur son « Sisyphe heureux » et sur notre obligation de l’imaginer heureux. Il existe peu d’œuvres subversives qui s’expriment avec autant de modes différents d’expression. Je songe à celle de Louis Calaferte, l’auteur de Rosa Mystica, poète, peintre, moraliste, romancier, dont on parle peu malheureusement aujourd’hui…
GLB: Vous consacrez quelques pages de votre essai à la confrontation de Fondane avec Camus. Tous deux se trouvent d'ailleurs dans un ouvrage collectif réalisé sous la direction de Jean Grenier en 1945, L’existence, contenant l’ultime texte de Fondane : « Le lundi existentiel et le dimanche de l’histoire ». En quoi les « trois temps » de la révolte existentielle de Fondane, qui structurent l’organisation de votre essai en trois grandes parties (déréalisations, subversions et attestations) diffèrent-ils de la révolte camusienne, qui comporte elle aussi trois phases (l’absurde, la révolte et l’amour) ?
OS-F: Oui, c’est là un épisode passionnant, car le jeune Camus a été fasciné par les œuvres de Chestov, que Grenier lui avait fait découvrir en Algérie lorsqu’il était son professeur de philosophie. Lorsqu’il écrit Le Mythe de Sisyphe, il est déjà soucieux de retrouver une fidélité à la terre, c’est-à-dire à une immanence tragique, confrontée sans remède autre que la beauté et l’amour à l’absurdité du monde. En ce sens, il reproche à Chestov sa fuite existentielle, et toute son œuvre se fait l’écho d’une condamnation de cette soif d’impossible. Or, très lié aux Cahiers du Sud, Camus connaissait évidemment les chroniques philosophiques de Fondane, et sa présence est, bien que non dite, perceptible en creux dans l’offensive camusienne. En 1943, Camus a rendu visite à Fondane, et une brève rencontre a eu lieu sous l’Occupation. Nous avons retrouvé une lettre de Fondane à Camus très significative. J’ai raconté en détail cela dans deux articles. Fondane a répondu dans le Lundi existentiel et le dimanche de l’histoire, en radicalisant sa position, qui évidemment est aux anti-thèses d’une sagesse grecque acceptant un compromis avec la nécessité et avec la finitude. Ce débat est passionnant car il engage à la fois un devenir de la philosophie existentielle qui a précédé l’existentialisme sartrien, très différente de lui parce qu’elle ne négociait pas à partir de Husserl ou de Heidegger, et les rêves de libération totale de l’avant-garde des années vingt. A la fin des années trente eut lieu un débat passionnant entre Fondane, Chestov, Bespaloff, Grenier, Camus sur Hegel, Husserl, Heidegger, Jaspers etc. dont vous retrouvez des traces dans L’Existence malheureuse de Grenier qui répond peut-êre indirectement à La Conscience malheureuse de Fondane. La révolte fondanienne est d’ordre métaphysique, elle est une irrésignation face à la temporalité, à la finitude, mais aussi au mal. Son horizon est religieux, sans doute, mais dans l’inconnaissance car elle présuppose une subversion de la logique et de la connaissance rationnelle. Il y a là une sorte d’anarchisme métaphysique et religieux qui se définit par la lutte, par le refus, et qui cherche à s’exprimer sur le terrain philosophique, poétique, mais aussi épistémologique. En outre, elle puise dans Kierkegaard et Chestov l’idée qu’elle doit dépasser l’éthique des prescriptions morales, des jugements sociaux sur le bien et le mal. Chez Camus, il en va tout autrement, car la révolte est une sorte d’appui, de cogito éthique mimant le cogito cartésien, lui permettant de sortir de l’absurde. Elle est fondatrice d’un droit. Vous vous rappelez la célèbre déclaration : « Je me révolte donc nous sommes ». Cette révolte va créer des positions éthiques, des limites, interdire le suicide, réfuter le non-sens, bref elle fonde une éthique de la solidarité libertaire que Camus aimait tant et qu’il oppose farouchement au dogmatisme des révolutions. A la fin de L’Homme révolté, Camus prône une « pensée de midi », une sagesse de la mesure d’inspiration grecque. En l’absence de Dieu, son Ulysse refuse l’immortalité promise par Circé, revient à la terre, participe à un destin commun et accepte la finitude. Pour répondre à votre deuxième question, j’ai soutenu dans mon livre que l’œuvre Fondane n’est pas seulement négatrice ou destructrice, mais affirmative. Elle garde quelque chose du vitalisme de Nietzsche, de Georg Simmel, et même de Bergson qu’elle place dans un horizon religieux de la vie conçue comme jaillissement perpétuel de l’être perçu par l’existant individuel. Le traumatisme de la Première Guerre mondiale qui a suscité le nihilisme dadaïste, répondait à la catastrophe historique par une « catastrophe » logique qui faisait exploser la culture bourgeoise et morale associée à la guerre par la pratique de l’absurde. Dans un texte essentiel intitulé « Signification de Dada », Fondane prend acte de cette crise de réalité, et dénonce l’idéalisme de la culture, ses artifices, ses leurres, bref une vaste fantasmagorie de concepts et d’images qu’il faut déchirer pour restituer un réel perdu. Ce combat contre un « réel fantôme » gouverne toute son œuvre. La souffrance humaine naît de cette irréalité ; de cette distance avec soi, avec la source féconde, indocile, sauvage de l’être que le sujet porte en lui et qui s’épanche en poésie, en mythes, en peinture, en création. Les activités logiques, rationnelles et analytiques de l’esprit sont suspectes de nous en éloigner. C’est pourquoi Fondane s’intéresse de très près à la pensée primitive qu’il connaît par les œuvres de Lévy-Bruhl, qu’il est fasciné par l’art de Brancusi, parce qu’il y a là une promesse de participation directe et immédiate au réel. L’œuvre créatrice ou l’œuvre poétique affirme donc une réalité humiliée, refoulée, occultée par les fantômes du rationnel et de l’idéalisme. C’est tout le sens de Faux Traité d’esthétique de 1938 qui reste une œuvre très actuelle, très forte. C’est ce que j’ai appelé le moment d’une « attestation existentielle », frappé par le fait que la poésie de Fondane tourne autour de la position du témoin placé au cœur du désastre.
GLB: Dans votre essai foisonnant, à l’image de l’œuvre fondanienne, outre les questions philosophiques, vous abordez à plusieurs reprises le style de Fondane, qui dès sa période « dadaïste » est plein de fougue et sans compromis. Vous évoquez à ce sujet la musicalité et les dissonances de son écriture. En lisant ses livres on a en effet l’impression d'avoir Fondane en face de soi, engageant le lecteur à le suivre dans les méandres d'une pensée faites de brisures, à l’image de la vie même. Pouvez-vous nous en dire un peu plus à ce sujet ?
OS-F: Exactement. Cette centralité du sujet existentiel n’est guère autobiographique au sens d’un « culte du moi » barrésien. C’est même tout le contraire. Le sujet explose comme le « je est un autre » rimbaldien en intensité, en forces, en affects contradictoires qui traversent un monde chaotique. Néanmoins, les grands poèmes « Ulysse », « Titanic », « L’Exode » et « Le mal des fantômes » sont des voyages existentiels, des traversées sur l’océan de l’être restitué à son devenir héraclitéen. Le témoin traverse le monde, ses émigrants, ses villes bouleversées, et cet « Ulysse juif » qui est le poète ne s’oriente vers aucun retour, vers aucune terre natale, mais vers une catastrophe suprême. Il défie le malheur, l’exil, la mort même. Il est avide de danger et de désastre. Il est aussi avide de ce Dieu judaïque qui a été perdu et dont il a soif. Dans ces grands poèmes, la trame autobiographique est présente, mais déchirée, en lambeaux. Les ancrages référentiels sont comme des archipels sur une mer nocturne. Si le jeune Fondane a été marqué par l’explosion des champs sémantiques de l’avant-garde – voyez ses premiers textes français publiés par Michel Carassou et Petre Raileanu dans leur beau volume Benjamin Fondane et l’avant-garde très rapidement, il abandonne ce style proche de ses amis dadaïstes ou constructivistes et leurs métaphores modernistes, pour forger un langage poétique original, souvent en vers libres, charnel, dense, chargé d’affects violents et d’éclairs de beauté, bref charpenté et maintenu en tension par toutes les contradictions humaines.