«Le roman de Ramuz, en attendant qu’on nous permette de porter à l’écran des scénarios originaux, est un admirable poème ouvert à toutes les possibilités visuelles et psychologiques, situé dans un cadre grandiose, et un merveilleux prétexte pour un drame collectif.»
B. Fondane
22 février 1934, Cinémonde.
Réalisateur :
Dimitri Kirsanoff
Adaptation:
Benjamin Fondane
Stefan Markus
Stefan Markus (directeur de production)
Compositeurs:
Arthur Honegger
Arthur Hoérée
Directeur de la photographie:
Nicolas Toporkoff
Société de production :
Cinedis
Acteurs :
Dita Parlo (Elsi)
Geymond Vital (Firmin)
Nadia Sibirskaïa (Jeanne)
Lucas Gridoux (l'idiot)
Jeanne Marie-Laurent (la mère)
Auguste Boverio (le colporteur)
Dik Rudens (Hans)
Première sortie mondiale : 1934
En 1933, Fondane adapte pour le cinéma un roman de Charles Ferdinand Ramuz, La Séparation des races (1922), qui a pour cadre la rivalité de deux vallées francophone et germanophone de la Suisse romande.Le film est produit par Stephan Marcus directeur de la Mentor Film de Zurich, et est réalisé par Dimitri Kirsanoff, auteur de plusieurs films d’avant-garde, dont Ménilmontant (1926) et Brumes d’automne (1928) interprétés tous deux par sa femme, Nadia Sibirskaïa.
L’INTRIGUE
Firmin le Valaisan (Vital Geymond), enlève et séquestre une fille de l’Oberland bernois, Elsi (Dita Parlo) dont il est amoureux.
Le fiancé d’Elsi (Dick Rudens) et les Bernois entrent en contact avec la prisonnière par l’intermédiaire d’un colporteur, Mathias (Auguste Bovério). Tandis que les Bernois arrivent pour la libérer, l’idiot du village (Lucas Gridoux), encouragé dans ses instincts pyromanes par la belle Elsi, va faire périr les deux amants avec l’incendie du village qu’il a allumé.
Benjamin Fondane |
La jeune script du tournage est Corinna Bille (1912-1979) qui deviendra une romancière suisse célèbre. Elle épousera à la fin du tournage le jeune premier Vital Geymond, pour divorcer rapidement et épouser l’écrivain Maurice Chappaz. « Le producteur faisait circuler à pied dans les hautes montagnes toute la troupe pendant des journées entières, et je revois Fondane avec ses souliers bas et son pantalon de golf, Kirsanoff en habit blanc rayé, une petite rose à la boutonnière, peiner sur ces sentiers rocailleux ».
Corinna Bille
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L’adaptation de Fondane réduit à l’extrême les dialogues, déjà peu nombreux dans le roman, qui sont en français et en allemand, pour privilégier la dimension visuelle et le montage de la musique du film composée par Arthur Honegger et Arthur Hoérée. Ils publieront dans La revue Musicale (1934) le récit de leur expérimentations sonores. D. Kirsanoff y publiera lui-même un article où il défend le rôle majeur de l’accompagnement musical.
Les effets musicaux de Honegger et Hoérée visent à récréer une atmosphère sonore apte à exprimer les forces élémentaires de la montagne dont on trouve un exemple saisissant dans la composition de l’orage à l’aide des ondes Martenot.
Le film Rapt de Dimitri Kirsanoff (1899-1957), de son vrai nom Marc David Kaplan, est d’une toute autre envergure car le réalisateur de Ménilmontant (1926) et de Brumes d’automne (1928) représente à l’époque un des meilleurs réalisateurs de films d’avant-garde s’efforçant d’explorer un langage purement filmique. Dans ses déclarations à la presse, Kirsanoff, ancien violoncelliste lui-même, se montre proche des positions du musicalisme, « courant de pensée qui définit les paramètres filmiques à l’aide d’éléments appartenant au langage musical» que l’on retrouve par exemple chez Paul Ramain (1). Lorsque nous comparons les interviews de Fondane et de Kirsanoff sur le cinéma sonore, sur la distance nécessaire vis-à-vis des formes théâtrales, sur l’importance du montage, bref sur la spécificité d’un art filmique, on ne peut qu’être frappés de leurs convergences (2). Le choix de Honegger est significatif et Fondane approuvera totalement le montage musical de Rapt dans une interview accordée à René Daumal : « La musique de Honegger qui accompagne Rapt, c’est exactement ce que doit être un accompagnement musical. » (3)
[1] Cf. Laurent Guido, « Le Dr Ramain, théoricien du « musicalisme » », 1895, n°38, Musique !, 2002. On trouvera ces déclarations dans l’ouvrage de Christophe Trebuil, L’œuvre Singulière de Dimitri Kirsanoff, Paris, l’Harmattan, 2003.
[2] Notamment : Marcel Lapierre, « Parlons de cinéma avec Dimitri Kirsanoff » dans Bordeaux-Ciné, n°18, 25 janvier 1929 in Christophe Trebuil, L’Œuvre singulière de Dimitri Kirsanoff, Paris : L’Harmattan, 2003, Annexe 2, 131. et « De la synthèse cinématographique », Revue musicale, 151, décembre 1934, p. 30-31. Idem, 135-138.
[3] Aujourd’hui n° 311, 26 février 1934 ; repris dans B. Fondane, Écrits pour le cinéma, opus cit. Voir : François Albera, « Improvisation et technique : Arthur Honegger et Rapt », 1895, n°38, Musique !, 2002.
A. Hoérée et A. Honegger, « Particularités sonores du film Rapt »
La Revue musicale, N°151, 1934.
Image de Rapt
« Une nouvelle forme du film serait là, non pas meilleure que l’ancienne, mais différente, capable de prodiguer de nouvelles ivresses et dont le caractère fondamental ne serait pas le son, mais le silence, plus encore que dans le film muet,…le film peut devenir pour notre plus grande joie et sonore et parlant. Beaucoup plus sonore que parlant, bien entendu ; très peu sonore et parlant ».
Dita Parlo est la vedette du film. Elle joue aussi dans L’Atalante (1934) de Jean Vigo et on la reverra bientôt dans La Grande illusion (1937) de Jean Renoir, à nouveau dans un rôle de paysanne allemande, avec Jean Gabin. Nadia Sibirskaïa (1901-1980) de son vrai nom Germaine Lebas, est l’ancienne compagne de Dimitri Kirsanoff. Elle tournera bientôt dans Le Crime de Monsieur Lange (1936) de Renoir. Elle est remarquable dans le rôle de Jeanne, la fiancée trahie de Firmin, en particulier dans la scène finale où, désespérée lors de l’incendie du village, on la voit courir puis s’effondrer sur la route. Vital Geymond (1897-1887) (Firmin) a joué à L’Atelier dans la troupe de Dullin, et tourné dans Un Chapeau de paille d’Italie (1928) de Renoir et dans Gardiens de phare (1929) de Jean Grémillon. Luca Gridoux (L’idiot) ami et compatriote de Fondane de longue date, il a fait partie de la troupe de Gaston Baty au Vieux Colombier. Il interprétera plus tard un rôle important dans Pépé le Moko de Julien Duvivier en 1937. Ramuz lui-même participe au tournage comme figurant, habillé en paysan valaisan, notamment dans la scène des bergers et se mêle volontiers aux figurants avec sa fille Marianne. On l’aperçoit sur plusieurs photographies en discussion avec B. Fondane.
Lens où fut tourné Rapt, vers 1930
Lors de sa sortie publique le 23 novembre 1934 à Lausanne, puis le 28 décembre à Paris, le film sera salué par la critique comme un film d’art proche des œuvres de Jean Grémillon ou de Jean Vigo. Pour nous aujourd’hui, les séquences montrant Vital Geymond et Dita Parlo dans le chalet où elle est enfermée rejoignent irrésistiblement celles de La Grande illusion (1937) avec Jean Gabin et Dita Parlo. Mais la portée idéologique des deux films est bien différente. Autant la conclusion de Rapt est pessimiste, autant celle de La Grande illusion s’ouvre vers un espoir de fraternité au-delà des langues et des barrières nationales.
Au cours d’une série d’entretiens (notamment avec René Daumal), Fondane, qui venait de publier Rimbaud le voyou (1933), revendiqua un rôle actif, non seulement dans la mise au point du scénario, mais aussi dans le choix des interprètes et dans le tournage, provoquant l’irritation de Dimitri Kirsanoff qui lui demanda une rectification dans les journaux. La querelle ne dura pas, mais l’appropriation du film par Fondane s’explique d’une part par le fait que le film était proche de ses conceptions cinématographiques mais aussi d’autre part par son désir d’accéder au rang de réalisateur, ce qui ne sera possible que deux ans plus tard avec le tournage de Tararira en 1936, en Argentine.
Bibliographie
B. Fondane, Ecrits pour le cinéma: le muet et le parlant, textes réunis et présentés par Michel Carassou, Olivier Salazar-Ferrer et ramona Fotiade, Lagrasse, Verdier Poche, 2007.
Un dossier Rapt rassemblé par Roland Cosandey dans le Bulletin de la Fondation C.F. Ramuz, 2002.
Christophe Trebuil, L'oeuvre singulière de Dimitri Kirsanoff, L'Harmattan, 2003.
Cahiers Benjamin Fondane, 3, automne 1999, dossier sur Rapt.