« Notre science dénuée nous prive de tout point fixe, de tout système de référence, de contenus facilement déchiffrables […]. Notre science nesciente est plutôt une visée, un horizon ; elle a donc fait son deuil de la consistance substantielle en général » déclarait Vladimir Jankélévitch dans ses entretiens avec Béatrice Berlowitz[1]. L’idée de confronter les œuvres de Jankélévitch (1903-1985) et de Léon Chestov (1866-1938) n’est pas seulement motivée par l’admiration avouée de Jankélévitch à l’égard de son aîné, mais par une certaine façon commune de questionner les frontières de la rationalité, de l’assouplir, voire de la dépasser par le paradoxe, l’entrevision ou l’intuition. Certes, la radicalité de la remise en question des pouvoirs du logos chez Chestov est radicale, et à ce titre, unique dans le paysage philosophique du XIXe et XXe siècle. La vision tragique d’un conflit sans solution entre la raison et la foi, entre Athènes et Jérusalem participe d’une revendication métaphysique d’essence religieuse qui s’inscrit dans l’exigence d’une possibilité infinie. Les grands existentiels qui jalonnent son œuvre : Nietzsche, Pascal, Kierkegaard, participent d’une véritable dramaturgie agonistique, d’un combat avec une part de soi-même dont l’issue est toujours la restitution de la toute puissance divine. C’est de ce point de vue vertigineux que les thèmes de la mort, de la tragédie, de la vérité, de l’irréversibilité sont abordés par le philosophe russe et ce point de vue surplombe toujours la morale, en renversant les sages compromis que la tradition occidentale avait cru bon d’instaurer entre le logos grec et le message biblique.
Cette radicalité, Vladimir Jankélévitch en est fort éloigné, car son œuvre cherche plutôt à assouplir la rationalité en fonction de ses objets propres : le temps, les nuances de la vie morale, l’occasion, le charme, la nostalgie, le pardon. Loin de surplomber la morale en s’offrant le point de vue de l’absolu, il va chercher à décrire les subtilités de la conscience morale, tout en appuyant cette démarche sur une révision de la philosophie première qui puise dans Bergson et Plotin. A ce titre, les textes où Jankélévitch parle de Dieu l’éloignent de toute « théologie chosiste » ainsi que le remarque Lucien Jerphagnon[2]. On voit qu’entre la démarche déconstructrice des évidences de Chestov et la dialectique de la subtilité de Jankélévitch les itinéraires de pensée possèdent une certaine parenté qui tient peut-être à cette nescience, à ce non-savoir de toute réflexion qui éprouve pleinement les obstacles qui se dressent devant toute pensée de l’identité des essences. A vrai dire, au début du siècle, en réaction au positivisme des Auguste de Comte et des Carnot, toute une pensée en marge du bergsonisme ou parallèle à lui explore l’univers de l’esthétique, de la vie morale, de la vie religieuse ou de l’intuition de la durée. Les philosophies de Georg Simmel, de Bergson, de Jankélévitch se répondent d’une certaine façon pour modifier l’approche fondatrice platonicienne ou cartésienne et pour développer d’une certaine façon, une approche de la singularité pure, là où le genre et le concept s’avouent incapable de définition. Une telle approche suppose une réhabilitation de l’empirie. C’est de ce point de vue qu’il s’agissait de questionner les deux œuvres de Jankélévitch et de Chestov, sans réduire leurs singularités respectives.
Les essais présentés ici questionnent les deux œuvres soit à partir de l’une d’entre elle pour interroger la seconde, soit à partir de leurs réponses parallèles sur une thématique donnée, par exemple le thème de la mort et de l’irréversibilité, ou encore l’opposition d’Athènes et de Jérusalem. Les études qui cheminent à l’intérieur d’une œuvre n’ont pas vocation à une systématicité, mais cherchent plutôt à faire revivre des réflexions, à les revitaliser dans une nouvelle effectivité. C’est ainsi que les questions du nocturne et du silence, de la conception du pardon, du dépassement de la finitude sont traitées avec toute la vigilance nécessaire. Néanmoins, ces deux œuvres sont loin de s’être développées indépendamment de l’histoire philosophique, et plusieurs travaux visent à restituer le dialogue dont elles procèdent, par exemple le rapport problématique de l’oeuvre de Chestov à Kierkegaard et à Heidegger, ou encore les passages qui se sont créés entre les œuvres de Jean Grenier, de Chestov et de Jankélévitch.
La radicalité de la philosophie de la tragédie d’un côté, et les subtilités infinies de la philosophie du je ne sais quoi et du presque rien de l’autre ne se croisent que momentanément et peut-être principalement que par leur exercice de la philosophie. La réflexion revenant à son questionnement socratique, avant même d’être traduite par les dialogues platoniciens. « Le philosophe doit vivre de sarcasmes, de railleries, d’inquiétudes et de luttes, de perplexités, de désespoir et de grands espoirs, et on ne peut se permettre la contemplation et le repos que de temps en temps, pour reprendre son souffle » déclare Jankélévitch dans Les Grandes Veilles
[3][4]. Et de son côté, Chestov ne cesse de rappeler que la mise en question philosophique est un exercice d’intranquillité : « la philosophie doit troubler les hommes et non pas les tranquilliser. »
Ramona Fotiade
Olivier Salazar-Ferrer
[1] V. Jankélévich et B. Berlowitz, Quelque part dans l’inachevé, Paris, Folio essais, 1978, p.23.
[2] L. Jerphagnon, Jankélévitch, Seghers, 1969, p. 34.
[3] L. Chestov, Les Grandes Veilles, Paris, L’Âge d’homme, 1998, p. 28.
[4] L. Chestov, Sur les confins de la vie, Paris, Flammarion, 1967, p. 209.