ASSOCIATION BENJAMIN FONDANE

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AVERTISSEMENT à propos d'une parution récente

18/11/19



MICHEL CARASSOU

Avertissement

 

publié en ouverture du livre de Benjamin Fondane: 
Lévy-Bruhl ou le métaphysicien malgré lui, Éditions de l'Éclat, 2019.
 

 
 
Du camp de Drancy où il était interné avant son départ pour Auschwitz, en mai 1944, Benjamin Fondane a réussi à faire passer à Geneviève, son épouse, des consignes[2] pour l'édition de ses œuvres. Concernant son essai sur Lévy-Bruhl, il écrit ceci :«   L'étude sur Lévy-Bruhl ou le métaphysicien malgré lui. J'espérais pouvoir refaire le texte du point de vue des problèmes posés par les nouvelles logiques. Pourra-t-on le mettre au clair ? Il devait faire partie d'un livre L'Être et la Connaissance, comprenant ma grande étude sur Chestov, parue dans la Revue philosophique (mais remaniée en manuscrit) et une étude sur Lupasco dont il reste une ébauche assez vaseuse. »
Ce titre, « Lévy-Bruhl ou le métaphysicien malgré lui » — reprise de celui du premier des articles de Fondane consacrés à Lévy-Bruhl[3], publié en 1937—, ne figure pas sur le manuscrit : l'étiquette collée sur la première chemise rassemblant les textes porte l'inscription « Article sur Lévy-Bruhl pour L'Être et la Connaissance ». Quant à l'article initialement paru dans la Revue philosophique[4], lequel constituait une première version de cette étude, il avait pour titre « Lévy-Bruhl et la métaphysique de la connaissance ».
L' « Article sur Lévy-Bruhl » était donc conçu comme partie d'un vaste ensemble intitulé L'Être et la Connaissance, un triptyque Lévy-Bruhl – Lupasco – Chestov, mais, au moment où il rédige ses consignes d'édition, Fondane ne semble plus convaincu de la pertinence de ce livre, comme le laisse entendre l'emploi du passé : « devait faire partie… » et, peut-être, le retour au titre Lévy-Bruhl ou le métaphysicien malgré lui, qui pouvait mieux convenir à une publication autonome de ce texte.
Pour cette raison, nous nous sommes senti autorisé à publier une édition séparée de l'étude sur Lupasco[5] — qui ne nous a pas semblé aussi « vaseuse » que le craignait Fondane. Concernant la partie sur Chestov, nous n'avons pas trouvé trace du manuscrit remanié, aussi avons-nous simplement republié l'article mentionné dans les Rencontres avec Léon Chestov[6].  Restait donc la partie sur Lévy-Bruhl…
Deux chemises contiennent le manuscrit de ce texte, qui est en notre possession : la première comporte, après une courte préface, vingt-et-un chapitres, en fait des assemblages de pages extraites de la Revue philosophique, des pages dactylographiées et des ajouts manuscrits ; la seconde, portant la mention : « Projet de refonte de l'Article sur Lévy-Bruhl qui avait paru dans la Revue philosophique », réunit des « copies de travail » de plusieurs chapitres, raturées et surchargées de mentions manuscrites.
La chose la plus intrigante est la présence dans la première chemise, après les vingt-et-un chapitres, d'une dizaine de pages dactylographiées réunies par un trombone, qui comportent 54 notes, numérotées de 1 à 53 (il y a un bis). Or, ces notes ne renvoient pas à des appels dans le texte qui précède — ce qui oblige à un véritable jeu de piste pour les rattacher, et seulement quelques-unes d'entre elles, à des passages du texte. On a avancé l'idée que ces notes auraient été rédigées avant le texte final, mais cela semble saugrenu[7] quand on s’en tient à leur contenu : des discussions d’arguments avancés, des compléments d'informations, des références à des textes citées, des rapprochements avec d'autres écrits ou d'autres auteurs… qui supposent justement un appel à un moment précis du texte et sont numérotés dans cet esprit. En outre, après les pages de notes, deux autres pages rassemblent une suite de courts textes qui commencent souvent au milieu d'une phrase, voire au milieu d'un mot, textes précédés chacun d'un numéro de pages et qui se présentent comme des ajouts aux pages ainsi mentionnées — mais qui ne trouvent pas leur place dans les pages correspondantes du manuscrit en notre possession (où une pagination a été ajoutée après coup au crayon à papier).
Une autre hypothèse apparaît plus vraisemblable : ces notes et ces ajouts se rapportent à un autre manuscrit, représentant un état ultérieur, puisque doté d'une annotation regroupée et d'une pagination suivie.
Cette hypothèse est confortée par la présence, dans le « projet de refonte » de chapitres présentant des corrections plus récentes que notre manuscrit, qui pourraient avoir été utilisées pour une nouvelle version. Un indice dans ce sens est fourni par la présence dans un de ces chapitres remaniés — IX (XI) — de deux appels de note, ceux des notes 33 et 34 de notre liste de 54. On peut supposer que les appels de note dans leur totalité figuraient sur des pages qui ne nous sont pas parvenues — appartenant à d'autres copies de travail ou au manuscrit complet d'un nouvel état du texte.
Un tel manuscrit existe-t-il ou a-t-il existé ?     
 
Une valise pour Lupasco
 
Pour répondre à cette question, on doit se reporter à la toute fin des années 1940, à l'époque  où Geneviève Fondane, se préparant à se retirer dans un monastère, devait remettre à des personnes de confiance les manuscrits laissés par son mari.  Comme elle vivait dans la hantise d'une explosion atomique qui anéantirait ces précieux documents, elle ne souhaita pas les regrouper en un seul lieu, mais préféra les disperser en divers endroits. La tache était rendue aisée par la multiplication des copies des textes : Fondane avait conservé pour chaque œuvre ses états successifs en plus  des copies de travail, et elle-même s'était employée à faire d'autres copies dactylographiées, en particulier des recueils de poèmes.
Ainsi, un des deux exemplaires (connus) du manuscrit des Rencontres avec Léon Chestov, a été donné à Nathalie Baranoff, la fille  de Chestov, et tout le reste partagé en trois lots d'importance inégale. Un premier lot est revenu à Claude Sernet, essentiellement des copies des recueils de poèmes et des pièces de théâtre, un deuxième à Stéphane Lupasco et le troisième, le plus volumineux,  à Jeanne Tissier, la sœur de Geneviève : c'est celui dont j'ai hérité, et il comporte des copies dactylographiées de beaucoup d’œuvres, inédites ou non, mais pas toujours dans leur « état définitif » (indication portée par Fondane ou Geneviève quand c'était le cas), ainsi que de nombreux brouillons. Là se trouvait le manuscrit de l'essai sur Lévy-Bruhl sur lequel nous avons travaillé.
Mais qu'est-il advenu des manuscrits confiés à Stéphane Lupasco ?
Quand je l'ai rencontré au début des années 1980, le philosophe microphysicien n’a pas caché sa gêne : il  m'a dit que la valise donnée par Geneviève Fondane avait été perdue lors d'un déménagement, irrémédiablement perdue. Du contenu de la valise, il n'avait pas gardé de souvenirs précis. Il y avait bien sûr l'essai que Fondane lui avait consacré. Quoi d'autre ? "Non, pas de poésie, surtout de la philosophie…"
Une valise de textes philosophiques ! Une valise en carton comme l'on en fabriquait avant-guerre, remplie de manuscrits. Perdue irrémédiablement ! Comme Sernet avait reçu toute la poésie, Lupasco avait pu hériter de toute la philosophie. Sans doute n'y avait-il là aucun autre titre que ceux qui nous sont connus et que Fondane mentionne dans ses consignes éditoriales, mais  ils pouvaient figurer dans des états différents de ceux que nous avions par ailleurs. Ainsi peut-on supposer que se trouvait là ce manuscrit de l'étude sur Chestov parue dans la Revue philosophique que Fondane dit avoir remaniée  et dont nous n'avons pas trouvé trace[8]. Et, si Geneviève Fondane a confié à Lupasco les manuscrits de deux des textes qui devaient composer L'Être et la Connaissance (et, dans le cas de l'article sur Chestov, dans son état le plus récent), il n'est pas absurde de penser qu'elle lui a remis aussi le troisième élément du triptyque (et dans son état le plus récent).
Si un tel manuscrit a existé, ce n'était certes pas le texte que Fondane aurait souhaité avoir refait « du point de vue des problèmes posés par les nouvelles logiques », mais un état intermédiaire probablement doté d'une annotation suivie, d’une pagination, ayant intégré certains ajouts du « projet de refonte » et portant sans doute ce titre pour lequel Fondane avait finalement opté : « Lévy-Bruhl ou le métaphysicien malgré lui ».
Quoi qu'il en fût, nous n'avions à notre disposition que le manuscrit figurant parmi les documents laissés à Jeanne Tissier. Loin d’être « définitif » au sens où l’entendait Fondane, ce manuscrit présentait de nombreuses difficultés à surmonter si l'on voulait parvenir à un texte suivi, cohérent et complet. Il exigeait beaucoup plus que la mise « au clair » envisagée par un Fondane se référant, peut-on croire, à un autre état du texte.
Après une première expérience malheureuse au Québec, j'ai confié ce manuscrit à Dominique Guedj, « Fondanienne historique » et spécialiste de Lévy-Bruhl, afin qu'elle procède à l'établissement du texte. Des problèmes personnels l'ont empêchée de terminer ce travail et, sans que je sache comment,  le manuscrit, ou plutôt sa copie, s'est retrouvé entre les mains de Serge Nicolas qui a fini d'établir le texte. De tels exercices de prestidigitation appliqués à l’œuvre de Fondane pouvaient  laisser un doute quant à la publication. Cependant, la qualité du travail effectué par Serge Nicolas au service de l'œuvre de Fondane m’a amené à la conclusion qu'il serait dommageable pour ses lecteurs que ce travail ne fût pas rendu public.
 
La « vieille philosophie existentielle »
 
Lévy-Bruhl ou le métaphysicien malgré lui était le dernier texte d'importance resté inédit. Ce n'était pas le dernier texte qu'avait écrit Fondane. Juste avant son arrestation, il avait envoyé à Jean Grenier, pour un volume collectif à paraître chez Gallimard, un essai intitulé Le Lundi existentiel[9] qui, du fait des circonstances, a pris la dimension d'un testament spirituel. Dans ce texte, il réaffirme avec force la permanence de la « vieille philosophie existentielle », « celle des Prophètes, de Jésus, de saint Paul, de Luther », issue de « deux propositions premières qui comptent deux mille ans de durée » : « À Dieu tout est possible ! » et « dii estis et filli excelsi omnes, vous êtes des dieux et des enfants du Très-Haut[10] ». C’est bien dans La Bible — Ancien et Nouveau Testaments confondus — que Kierkegaard et Chestov ont trouvé « leur philosophie toute faite, pour ainsi dire d’avance elle répondait à leur question[11] ». Il n’y avait sur le fond rien à ajouter, rien à retrancher. Tout était dit depuis 2000 ans, mais cette pensée n’était pas entendue. Sans relâche, Chestov a répété sa question et Fondane a répété la question de son aîné, en la modulant, en la reformulant avec ses mots à lui, en fonction des hommes et des situations, en lui trouvant de nouveaux terrains d’investigation — la poésie par exemple — mais sans en rien modifier de son sens profond.
Ainsi, à la fin des années 1930 et pendant la guerre, Fondane fait-il dialoguer la pensée existentielle avec les travaux de deux scientifiques philosophes, Lupasco et Lévy-Bruhl, qui ont ouvert des perspectives nouvelles dans leurs disciplines, respectivement la microphysique et l’ethnologie. S’attachant à l’œuvre de Stéphane Lupasco, Fondane montre que l’introduction par celui-ci dans la Logique d’une dose de contradiction ne retire rien à la critique de la Raison effectuée par la pensée existentielle. Des recherches de Lucien Lévy-Bruhl, il retient la pensée de participation chez les peuples dits primitifs, en rien différente de cette seconde dimension de la pensée (mots de Chestov) qui irrigue le Livre ; aussi voit-il en Lévy-Bruhl, qui redécouvre cette dimension, un philosophe existentiel qui s’ignore. Ayant eu le projet refaire le texte qu'il lui consacre "du point de vue des problèmes posés par les nouvelles logiques", on imagine qu’il aurait tenté des rapprochements entre Lévy-Bruhl et Lupasco, Chestov jouant le rôle de l'intercesseur  — ce qui aurait totalement justifié la réunion des trois auteurs dans L'Être et la Connaissance.
 
Néanmoins, en l'état où il a dû laisser son travail,  pas plus que les nouvelles logiques introduites par Lupasco,  la  pensée autre que met en lumière Lévy-Bruhl ne conduit Fondane à envisager une définition autre de la philosophie existentielle. Au contraire, elle contribue à l'affirmation de son caractère immuable alors même que celle-ci entre en convergence avec les
recherches les plus avancées d'une époque donnée.
 
                                                                                        Michel Carassou
                                                                       
 


[2] « En ce qui concerne mes ouvrages », document (probablement dactylographié par Geneviève Fondane) reproduit dans le catalogue de l'exposition Benjamin Fondane, Roumanie, Paris, Auschwitz, 1898-1944, Paris, Mémorial de la Shoah/ Éditions Non Lieu, 2009, p. 114.
[3] Benjamin Fondane, « Lévy-Bruhl ou le métaphysicien malgré lui », Le Rouge et le Noir (Bruxelles), VIII, 21 sept. 1937.
[4] Benjamin Fondane, « Lévy-Bruhl et la métaphysique de la connaissance », Revue philosophique de la France et de l'étranger, n° 5-6, mai-juin 1940, pp. 289-316, et n° 7-9, juil.-août 1940, pp. 29-54. Entre l'article de 1937 et celui de 1940, fut écrit un autre texte que Fondane envoya à Lévy-Bruhl et que celui-ci annota avant leur rencontre en février 1939.
[5] Benjamin Fondane, L'Être et la Connaissance. Essai sur Lupasco, présenté par Michael Finkenthal, Paris, Paris-Méditerranée, 1998. À notre connaissance, il existait trois exemplaires du manuscrit de cette « ébauche assez vaseuse ».
[6] Benjamin Fondane, Rencontres avec Léon Chestov, textes établis par Nathalie Baranoff et Michel Carassou, nouvelle édition revue et complétée, Paris, Non Lieu, 2019.
[7] Écrire un livre en commençant par l'appareil de notes, voilà un cahier des charges qu'il faudrait proposer à nos amis oulipiens. 
[8] Dans les valises données à Jeanne Tissier, nous n’avons pas davantage trouvé trace du « carton », mentionné par Fondane dans ses consignes, où étaient « assemblés » des articles de philosophie, « ESSAIS ÉPARS avec en sous-titre CHRONIQUE DE LA PHILOSOPHIE VIVANTE ». Ce carton aussi devait être dans la valise pour Lupasco.
[9] Benjamin Fondane,  « Le Lundi existentiel et le dimanche de l'histoire », in Jean Grenier, L'Existence, Paris, Gallimard, 1945, pp. 25-53.
[10] Benjamin Fondane,  Le Lundi existentiel, Monaco, Éditions du Rocher, 1990, p. 56.
[11] Ibid., pp. 56-57.

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