Cette exposition organisée grâce à l’Association de la Société d’études Léon Chestov, de sa présidente Ramona Fotiade et de ses amis pour le cent-cinquantième anniversaire de la naissance du philosophe Léon Chestov rassemble plus de 200 documents inédits, des manuscrits et des photographies en provenance de toute l’Europe pour la première fois. Cet hommage exceptionnel ici dans cette belle Salle du Vieux Colombier nous rappelle d’abord que Léon Chestov a vécu dans le 6
e arrondissement rue Saint Grégoire.
Né à Kiev dans une famille juive, Léon Chestov (1866-1938), de son vrai nom Lev Isaakovich-Schwarzmann, commence dès 1895 à fréquenter les cercles littéraires et philosophiques russes. Après la parution de son second livre, L’Idée du bien chez Tolstoï et Nietzsche, Diaghilev lui propose de collaborer à sa revue Le Monde de l’art. Après avoir vécu en Suisse, en Italie, en Allemagne, il émigre définitivement de Russie en 1920 pour se fixer à Paris jusqu’à la fin de sa vie. Dans la fièvre intellectuelle de la capitale dans les années vingt et trente, il rencontre les grandes figures de la littérature et de la philosophie française : André Gide, Jacques Maritain, Berdiaef, Jules de Gaultier, Jean Wahl. Philosophe existentiel qui prolonge les questionnements de Pascal, Dostoïevski, Nietzsche et Kierkegaard, il aborde essentiellement les questions de la certitude et des rapports de la raison et de la foi, du tragique, de l’existence du mal. Mais son originalité consiste à les aborder souvent à travers les écrivains : Shakespeare, Tolstoï, Dostoïevski, Tchekhov, Ibsen. Il fut également un grand voyageur européen : Russie, Allemagne, Italie, Suisse, mais son pays d’élection reste la France. C’est là que son œuvre philosophique sur Nietzsche, Dostoïevski, Pascal, Kierkegaard, connaît un retentissement considérable, traduite de main de maître par son ami Boris de Schloezer. C’est aussi à Paris qu’il rencontre également son disciple inespéré, Benjamin Fondane, un jeune poète arrivé de Roumanie en 1923, qui propagera son œuvre et laissera un témoignage bouleversant Ses
Rencontres avec Léon Chestov que les éditions Non Lieu viennent de republier à l’occasion de cet événement. Cette amitié philosophique exceptionnelle ne prendra fin qu’avec la mort de Chestov en 1938 et l’arrestation et la déportation tragique de Fondane en 1944.
Depuis quelques années, le projet d’édition de ses œuvres complètes aux éditions Le Bruit du temps a mis à notre disposition les grandes œuvres :
Athènes et Jérusalem,
La Philosophie de la tragédie,
Dostoïevski et Nietzsche,
Le Pouvoir des clés, et tout récemment,
Qu'est-ce que le bolchevisme ? et Dans la balance de Job. Singulière, unique, érudite, mais également provocatrice, cette œuvre ne cesse de bousculer nos habitudes et d’interpeller nos consciences. Déjà de grands noms contemporains en avaient signalé l’importance : Georges Bataille, Maurice Blanchot, Yves Bonnefoy, Gilles Deleuze la commenteront et s’associeront parfois à sa révolte métaphysique contre toutes les limites et les leurres engendrés par une confiance excessive dans notre raison. « Dieu exige l'impossible, il n'exige que l'impossible. » affirme-t-il. Il s’agit de restituer une liberté perdue, aliénée par la chute dans la connaissance. S'inspirant de Tertullien, qui oppose la sagesse d'Athènes à celle de Jérusalem, Chestov opte pour la Révélation biblique. Albert Camus lui répondra dans des pages désormais célèbres du
Mythe de Sisyphe publié en 1923 en saluant « l’admirable monotonie de Chestov ». Ainsi le philosophe se retrouvera associé aux grands thèmes de l’existentialisme, à l’absurde, aux thèmes de l’angoisse, du désespoir métaphysique et de la mort de Dieu. Mais avant tout, cette œuvre ne cessera de promouvoir « une pensée du dehors ». Ne déclarait-il pas que « Notre raison, par ses vérités propres, fait de notre monde le royaume enchanté du mensonge. » ? Cette volonté de défaire les pièges de l’idéalisme et des certitudes acquises, nous la rencontrons sans cesse chez lui. C’est son héritage socratique. Il nous enseigne à nous méfier, à ne pas suivre aveuglément les dogmes, les systèmes philosophiques, les idéologies. De Tchekhov, il s’exclame : « l’art, la science, l’amour, l’inspiration, les idéals, l’avenir, tous ces mots qui ont servi et servent à l’humanité de consolation et de distraction, il suffit à Tchekhov de les effleurer pour qu’ils se flétrissent et meurent instantanément. » Cette philosophie de l’éveil, Chestov la formulée dans des antinomies fortes : Athènes ou Jérusalem, la raison ou la foi, l’arbre de science ou l’arbre de vie qui lui ont valu des débats acharnés avec les rationalistes, en particulier avec le fondateur de la phénoménologie, Edmond Husserl.
Nous retrouvons aujourd’hui dans cette exposition à travers ces documents rassemblées avec patience par Ramona Fotiade, la restitution de ces débats intellectuels et de cette vie de l’esprit. A travers des correspondances, des témoignages, des résonnances à travers le monde de la littérature, nous pouvons suivre la naissance dans son contexte historique, essentiellement slave et russe, puis le destin d’une œuvre traduite aujourd’hui en de multiples langues dans son contexte culturel français.
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